reperes-et-jalons

reperes-et-jalons

Lettre de J. Lemaigre Dubreuil au général De Gaulle

 

Le contexte de l'époque

 

Industriel et patriote, J. Lemaigre Dubreuil était, avant la deuxième guerre mondiale, PDG des huiles Lesieur

 

La défaite de 1940 rend très difficile le maintien de l'exploitation du site des Huiles Lesieur à Dunkerque. Lemaigre-Dubreuil transfère son activité à Casablanca, bénéficiant de l'encouragement des autorités allemandes pour l'importation d'huile en Europe.

 

Mais cette situation ambiguë va lui permettre de jouer un rôle politique de première importance dans les événements futurs.Il militait pour une résistance apolitique et faisait partie de ces Français qui pensaient que le Maréchal Pétain avait été un «bouclier» très efficace évitant au Pays de connaître le triste sort des pays européens totalement tombés sous le joug de l’Allemagne nazie et permettant donc de préparer minutieusement avec le temps et l’appui secret des USA un avenir de revanche grâce à l’existence de la zone libre et de l’empire d’outremer.

Pendant la Seconde Guerre Mondiale il est très actif dans l’ombre et effectue de nombreux voyages entre la France métropolitaine et l'Afrique. Il fait partie des hommes qui favorisent le débarquement des Alliés en Afrique du Nord le 8 novembre 1942, lors de l'opération Torch, qui va marquer un tournant décisif de la Seconde Guerre mondiale sur le front occidental. Il contribue parallèlement à l’arrivée du général Giraud sur la scène politique.

 

En effet il fait partie, avec son homme de confiance Jean Rigault et Henri d’Astier de la Vigerie, du « groupe des Cinq » qui travaillent à Alger avec le consul américain Robert Murphy à préparer l'arrivée des américains en Afrique du Nord. Dans ce groupe il y a également Jacques Tarbé de Saint Hardouin et le colonel Van Heycke (nommé par Pétain à la tête des Chantiers de jeunesse en Afrique du Nord)

Le 8 novembre 1942, trois des « Cinq » étaient partis d'Alger, tandis que Lemaigre Dubreuil, allait attendre Giraud à Blida. Seul Henri d'Astier était à Alger le jour du putsch et a participé aux arrestations et occupations de points stratégiques effectuées par José Aboulker, Germain Jousse, Bernard Karsenty et leurs 400 camarades

 

A partir de l’arrivée de De Gaulle à Alger, plus tard, il a été déçu de constater le jeu personnel de ce dernier qui, absent lors de la préparation du débarquement américain, n'avait cherché avant tout , une fois arrivé à Alger, qu’à prendre le pouvoir au lieu d’œuvrer avec les autres à la résurrection de la France : en téléguidant d’abord l’assassinat de l’Amiral Darlan, puis en faisant un coup d’Etat pour éliminer le Général Giraud, successeur de Darlan à la tête de l’Afrique du Nord, enfin en tentant de faire assassiner Giraud, réchappé de l’attentat, dont il craignait le grand prestige auprès des Alliés.

 

Se doutant, qu’en tant qu’opposant à un gaullisme arrivé à ses fins, il risquait de subir le même sort que Darlan et Giraud, Lemaigre Dubreuil préféra quitter l’Afrique du Nord en 1944. Par la suite, installé au Maroc il militera pour l'autonomie de ce Pays.

 

Mais 10 ans plus tard «La Main Rouge» organe opérationnel des basses besognes de l’Etat ne le rata pas en l’assassinant à Casablanca en 1955. Les documents sur cet assassinat sont encore enfouis dans les archives secrètes de l’Etat. Le gaullisme en est-il responsable ? L'Histoire le dira ? On peut le craindre, tant le chemin du gaullisme s'accompagne d'une jonchée de cadavres...

 

La Lettre à De Gaulle

Alger, mai 1944

 

Mon Général,

 

Vous savez sans doute déjà que j'ai pris la décision de quitter l'Afrique du Nord. Il importe que mes raisons soient exactement connues.

Lorsque le maréchal Pétain, appelé par le président de la République constitua le gouvernement de l'armistice, un certain nombre de Français, ne désespérant pas de la défaite finale de l'Allemagne, estimèrent que la France devait un jour reprendre part à la lutte aux côtés de ses alliés. Les uns, répondant à votre appel du 18 juin 1940, passèrent en Angleterre. D'autres, estimant que le sort de la France dépendrait, en tout état de cause, de l'attitude des Français à l'égard de l'occupant, restèrent sur le sol national. Nous fûmes de ceux-là. Nous fûmes également, vous ne l'ignorez pas, de ceux qui préparèrent la rentrée de l'armée française au combat, et, par l'ouverture de l'Afrique du Nord et de l'AOF aux troupes alliées, la création du second front.

 

Ce faisant, nous n'avions, les uns et les autres, semble-t-il qu'un seul but: la libération de la France. En ce qui nous concerne, tout au moins, nous l'avons prouvé à l'évidence, je dirais même jusqu'à la naïveté, en excluant toute préoccupation de parti. Si nous n'avons pas fait appel à votre concours pour l'opération du 8 novembre, c'est que l'état d'esprit de l'armée, celui d'une part de la population, la médiocrité de vos représentants locaux, tout, à l'époque, faisait cet appel illusoire et dangereux. Le succès de l'opération projetée, au moindre prix, passait avant toute autre considération. Au surplus, nous n'avions pas seuls jugé ainsi, mais aussi les Alliés. Nous n'en pensions pas moins que l'unité de la résistance serait la conséquence de la libération de l'Afrique. Tous les faits, tous les textes le prouvent.

 

De votre côté, mon Général, vous n'aviez cessé de proclamer officiellement, tant que vous n'étiez à Londres que le chef d'une vaillante petite troupe, que vos préoccupations étaient exclusivement militaires. De plus, vous sembliez penser, comme nous-mêmes, que toutes préoccupations de politique intérieure devaient être différées jusqu'à la victoire, que seule une politique de guerre pouvait unir les Français, si divisés par ailleurs, et servir la France, si affaiblie par la défaite. C'était exactement ce que nous pensions nous-mêmes.

 

Malheureusement, au fur et à mesure que les victoires alliées permettaient d'entrevoir la défaite de l'Allemagne et la libération de notre pays, cette attitude, semble-t-il, s'est successivement modifiée. Elle s'est accentuée après le 8 novembre 1942 puis après votre arrivée en Afrique du Nord en juin 1943 enfin, depuis que vous avez pris totalement le pouvoir.

 

De chef militaire, qui pouvait refaire l'unité nationale, vous êtes devenu essentiellement chef politique. A votre programme initial: le retour pur et simple aux institutions antérieures, s'est substitué celui d'une « IVème »  République », puis celui d'une « prise temporaire de pouvoirs » à votre profit et au profit des hommes groupés autour de vous.

Certes, nous sommes de ceux qui considèrent qu'il faut tirer non seulement les enseignements de l'Armistice, mais aussi ceux de la défaite. Nous pensons néanmoins que ceci ne peut être réalisé qu'avec la collaboration de toutes les familles spirituelles de la France et que ce ne peut-être l'œuvre d'un Comité de guerre ni d'un Comité d'administration «provisoire». Un comité qui organise l'avenir de la France n'est plus un comité provisoire ni administratif; c'est un comité politique, c'est un comité constituant. On pouvait encore admettre qu'il fallait préparer l'avenir sans attendre l'assentiment, difficile à recueillir, des Français de France. Cette entreprise en fut totalement exclue. Malheureusement, il n'en est rien.

 

Nous avons vu, au contraire, l'esprit de parti s'étendre jusqu'à tout envahir, jusqu'à tout dominer, sans se soucier de provoquer, chaque jour davantage la répugnance ou la réprobation d'une grande majorité de la population française d'Afrique, qui n'est pas libre d'exprimer ouvertement son opinion. Nous avons vu passer au premier plan la politique intérieure et non la conduite de la guerre. Nous avons vu les uns associés au pouvoir, les autres privés de leurs libertés civiles, non à cause de leur attitude à l'égard de l'Allemagne mais à cause de leurs opinions, ou même des opinions qu'on leur attribuait, sans enquête et sur des délations qu'ils ne pouvaient ni connaître, ni discuter. Le sentiment s'est fait général, que les poursuites, les épurations, étaient autant la liquidation de querelles personnelles, que des mesures de justice ou de sécurité.

 

Tout cela est profondément regrettable, mais on ne peut songer, sans de graves appréhensions, qu'une telle politique pourrait être étendue à la France, aux désordres, aux violences qu'elle pourrait causer, aux haines qu'elle pourrait laisser derrière elle. (ndlr: vision prophétique quand on pense aux exactions de la libération sous l'égide des communistes) Certes nous pensons que la trahison doit être punie. Mais le châtiment des responsables n'a rien de commun avec les menaces obscures et générales qui, si elles étaient tenues, ébranleraient tout l'ordre social. La défaite, l'armistice sont, en grande partie, la conséquence de la division des Français. Aggraver cette division, la perpétuer pour relever la France, est un programme auquel nous ne pouvons nous associer.

 

Ce n'est pas nous qui avons changé, mon Général. Nous nous en sommes tenus à notre programme, à notre ancien programme de libération. Si je quitte l'Afrique du Nord, c'est fidèle à ce programme, non par souci politique: c'est seulement que les Français continuent de considérer comme adversaires les Allemands, par préférence aux Français, c'est que la libération marque la fin et non le début du combat. La plupart d'entre nous sont toujours demeurés fidèles à l'esprit du 8 novembre.

 

Il est difficile de prévoir comment on essaiera de présenter ma décision. On dira que je suis passé aux Allemands, à la collaboration. Il sera cependant difficile de faire admettre, qu'ayant lutté sans interruption contre l'Allemagne et dans les moments où tout semblait faire présager sa victoire, je change de camp au moment où tout le monde proclame, et vous-même, que sa défaite est assurée. Je n'ai rien voulu dire que l'essentiel, rien qui puisse aggraver ce débat. Je n'ai pas voulu examiner si vos collaborateurs sont à la hauteur de la tâche qu'ils ont si audacieusement entreprise, s'ils seront capables de maîtriser les forces qu'ils ont si imprudemment déchaînées, si la politique partisane faite à Alger n'a pas eu comme conséquence d'isoler la France repliée à Alger, des Alliés dont nous avons sollicité le secours dès novembre 1940.

 

Je vous rappelle simplement qu'avant mon départ, j'ai à nouveau demandé à vous voir, voulant préciser que j'étais désireux de travailler avec tous, avec vous et non contre vous. Vous avez rejeté cette dernière démarche. Dans cette petite circonstance, comme dans beaucoup d'autres, vous avez choisi, non pas nous, vous avez choisi, comme le jour où à Alger, parvenu au pouvoir, vous avez continué au gouvernement, d'observer l'attitude d'un chef d'opposition. Tous seraient venus à vous, si vous l'aviez voulu, mais pour la France. Car nous sommes de France, mon Général, et non de vous.

Avec mon profond regret, veuillez agréer, mon Général, l'assurance de ma parfaite considération

 

Réf. Top secret, Francine Dessaigne, éd. Confrérie Castille.

 

 

*

* *

 



23/09/2015
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au site

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 102 autres membres