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Les accords Pétain-Churchill

 

MISSION SECRETE À LONDRES de LOUIS ROUGIER

Les accords Pétain-Churchill

Chapitre XII  -  Le bilan du Gaullisme

 (La Diffusion du Livre - Bruges)

 

 Quelles furent les réactions des milieux officiels français à mes révélations; quel usage en firent-ils ? C'est ce que je ne devais apprendre que par la suite.

 

1. - La requête du général de Gaulle

 Le 8 mars 1945, je me trouvais dans ma chambre au Ritz-Carlton à Montréal, lorsque à huit heures du soir le téléphone retentit. Le commandant Jacques Chevalier, en charge du bureau du D. G. E. R. à New-York, m'avisait qu'il était dans le lobby de mon hôtel. Il venait de faire le voyage New-York-Montréal pour une affaire d'extrême urgence. Il était porteur d'un télégramme du Chef de son service à Paris, alors M. Soustelle. Le télégramme déclarait que le général de Gaulle était au courant des Accords Pétain-Churchill depuis deux ans; qu'il désirait en faire usage dans un but d'apaisement national; qu'il ne pouvait le faire faute de pièces à conviction. En conséquence, l'officier en question était prié de m’approcher, de tâcher d'obtenir de moi mes documents et le télégramme concluait 

« attachons grande importance à la réussite de cette mission. »

De la sincérité du commandant Chevalier je n'avais aucune raison de douter. Le service auquel il appartenait, le D. G. E. R. (Direction générale d'Etudes et des Recherches), n'était qu'une métamorphose verbale du D. G. E. R de Londres de sinistre mémoire.

 

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On l'appelait couramment « la Gestapo gaulliste ». On mettait sur son compte des emprisonnements ilicites, des chambres de torture révélées par le procès Dufour à Londres, des disparitions de personnes, des résistants, tel Vautrin, livrés aux Allemands parce qu'ils risquaient de porter ombrage au grand chef, sans compter les listes noires dont la confection occupait particulièrement les loisirs du prédécesseur de Chevalier, le commandant Bienvenue. Le D. G. E. R., disposant d'énormes crédits, rayonnait partout, doublait les services civils, était l'œil omniprésent du Général. J'en connaissais fort bien le mécanisme, pour avoir étudié l'Ovra en Italie, la N. K. V. D. en Russie et la Gestapo en Allemagne. Cependant, je ne m'étais pas refusé à recevoir le nouveau titulaire du poste, dont on disait le plus grand bien.

 

Cet officier, qui me parut exemplaire, avait tout de suite gagné ma confiance par la sûreté de son jugement. Introduit chez moi par un ami commun, deux jours avant la déposition de M, Flandin, il m'avait dit : « Je me suis tendu compte qu'il existe une Anti-France aux Etats-Unis qui s'appelle France Forever. C'est un abcès purulent. Le service d'information de Robert Valeur est pire encore. Voulez-vous m'aider à révéler la vérité au gouvernement ? » Il croyait à de Gaulle; mais à un de Gaulle mal informé, mal entouré, mal conseillé. Il suffirait de lui ouvrir les yeux sur toutes les turpitudes qui se commettaient en son nom, pour qu'il avisât, pour qu'il sévit, pour qu'il remit tout en ordre. Au reste, pouvait-on douter des intentions du Général? Ne voulait-il pas en finir avec tous les excès qui se commettaient au nom de la Résistance? Ne prêchait-il pas la réconciliation des Français? N'avait-il pas déclaré, en recevant une délégation du C. N. R. :« La Résistance est terminée; vous ne représentez rien. » N'avait-il pas dit à l'Assemblée consultative, le 26 décembre 1944, en réponse à une attaque contre Jeanneney : « Il n'y a personne ici qui n'ait servi la Patrie et la République; mais, en 1941, on pouvait avoir des conceptions différentes sur le service de la Patrie »? Comment me serais-je dérobé à une requête qui comblait tous mes vœux et allait au-devant de mes plus chers désirs?

Je promis donc d'adresser personnellement les photographies de

 

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mes documents au Général, en les accompagnant de commentaires et d'une lettre d'envoi, où je lui dirais tout ce que j'avais sur le cœur. Quand je l'eus écrite, je la lus au Commandant, ne voulant pas qu'il prît la responsabilité de l'expédier s'il ne l'approuvait pas. « N'en retranchez pas une virgule », me répondit-il, « pour une fois que l'on dit la vérité au Général »!

M, Soustelle accusa réception des documents par cette formule laconique «Reçu documents. Vive satisfaction. » Comment n'eussè-je pas interprété cette satisfaction dans le sens le plus favorable? Fin juin, le commandant Chevalier me fit rencontrer le colonel Manuel, alors en tournée aux Etats-Unis. Le colonel Manuel me raconta comment il avait remis, lui-même, ma lettre et mes documents entre les mains du Général qui les avait longuement étudiés. « Nous étions convaincus depuis longtemps de l'existence de vos accords et je vais vous en donner une preuve que vous ignorez. A la fin d'octobre, Churchill nous a donné la consigne à Carlton Gardens de ne plus attaquer la personne du Maréchal à la radio. Tout le monde s'en étonnait et nous avions bien compris qu'un accord secret venait d'être passé. »

 

II. - Ma convocation comme témoin

 

Toutefois, le silence des Officiels à Paris m'intriguait. J'avais demandé au colonel Manuel « Ne pensez-vous pas que je ferais bien d'aller à Paris pour éclairer mes compatriotes? - N'en faites rien, m'avait-il répondu avec vivacité; les communistes vous feraient votre affaire, en déclarant que c'est nous. Nous ne pourrions pas vous surveiller toute la journée. » Je savais que les « accidents » étaient fréquents à Paris. Les communistes disaient « ce sont les gaullistes », les gaullistes répliquaient « ce sont des communistes», ce qui laissait supposer des mœurs communes.

Je reçus, deux jours avant l'ouverture du procès Pétain, un coup de téléphone du Consul général de New-York. La défense me citait comme témoin. Au cas où j'accepterais de comparaître, tout était prêt pour mon transport priorité d'avion, visas, argent. J'acceptai, et commençai hâtivement mes préparatifs.

 

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Le même jour, je reçus un coup de téléphone de Montréal, de la part d'un éditeur qui débarquait de France. Il semblait en proie à une vive émotion. «Ah! j'entends votre voix, me dit-il. Vous n'êtes donc pas parti! J'avais peur que vous le fussiez. Je vous parle au nom de vos amis qui m'ont confié des lettres pour vous. Si vous partez, vous n'en reviendrez jamais. Il en va de votre vie. » Parmi ces lettres, l'une reproduisait les avertissements d'un avocat de mes amis du barreau de Paris. « Revenir, disait cet ami, serait insensé. Le moins qui puisse vous arriver, c'est la détention administrative à Fresnes ou à Drancy. Vous ne pourrez ni témoigner ni parler. Restez où vous êtes. » Je télégraphiai à maitre Payen pour en avoir le coeur net : « Pouvez-vous garantir ma sécurité personnelle. Stop. Voyage est-il indispensable? » La réponse vint « Impossible remplir condition. Stop. Voyage inutile. » Je renonçai au départ.

Bien m'en prit, car, c'est de suite après que j'eus connaissance des nouveaux démentis britanniques et que je pus, de New-York, librement y répondre.

 

III. - Le double jeu du général de Gaulle

 

On m'avait tendu un guet-apens. D'où venait-il? Une dépêche du correspondant du Times de Londres à Paris, dans le numéro du 17 juillet 1945, au lendemain du démenti britannique en 4000 mots, allait me le révéler. On avait demandé mes documents, non pas pour les faire servir à la concorde nationale, mais à la fin de les discréditer, eux et leur possesseur.

 

La dépêche, sous le titre Satisfaction à Paris, déclarait :

 « La déclaration britannique concernant le prétendu accord secret de 1940 entre le Gouvernement britannique et celui de Vichy a été reçue avec satisfaction dans les milieux officiels. Le Comité national français n'avait pas été informé par le Gouvernement britannique en 1940 des conversations qui eurent lieu avec M. Rougier. Mais Il avait été capable de se faire une idée remarquablement exacte de la nature de ces conversations d'après ses propres sources d'information. Ses conclusions avaient

 

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été tirées de l'étude de certaines archives de Vichy à ce sujet telles qu'on les avait découvertes depuis la libération.

«Il est tenu pour certain ici que M. Rougier ne reçut de Pétain et de son Gouvernement aucune mission de négocier ou de conclure un accord. Il fut envoyé en partie pour découvrir ce qu'il pourrait au sujet de l'état d'esprit de la Grande-Bretagne et de ses chances de victoire, mais, plus particulièrement, pour obtenir certains avantages pour la France de Vichy (Vichy France). Il n'y a aucune preuve que Vichy ait ratifié les accords que son mémorandum suggère que Vichy aurait acceptés, et il est de la plus haute improbabilité que Vichy ait jamais songé à le faire.

«La déclaration britannique et le mémorandum annexé montrent que le Gouvernement britannique, en 1940, nourrissait certaines croyances au sujet des intentions du général Weygand et certains espoirs que ni le général de Gaulle, ni le général Catroux n'ont jamais partagés. Ces dangereuses illusions (comme elles étaient envisagées par le général de Gaulle et ses conseillers) sont considérées ici comme susceptibles d'expliquer dans une large mesure la réticence montrée à l'égard du général de Gaulle et comme ayant semé les germes des difficultés et des malentendus surgis à l'époque des débarquements en Afrique du Nord et, plus tard, en Normandie.»

Ainsi, à la suite des révélations de Flandin et de Manuel, de ma déposition et de la publication de mon livre, à la veille des révélations de l'amiral Fernet et de Jacques Chevalier, les milieux officiels français étaient arrivés à la conclusion que je n'avais été chargé d'aucune mission officielle par le Gouvernement de Vichy. Ils mettaient sur le compte de mes conversations avec le Premier Ministre tous les différends surgis entre lui et le Chef de la France Libre. Si les Alliés n'avaient pas informé le général de Gaulle du débarquement sur les côtes d'Afrique; si le général de Gaulle avait refusé ses officiers, sauf une vingtaine, au moment du débarquement des Alliés sur les côtes de Normandie, c'était à cause des dangereuses illusions que j'avais fait naître dans l'esprit du Premier Ministre britannique concernant Weygand, de Weygand rappelé d'Afrique à Vichy en novembre 1941 et incarcéré en Allemagne à partir de novembre 1942. L'explication était vraiment un peu anachronique et abusive.

Le général de Gaulle m'avait trompé, comme il avait dupé tant

 

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d'autres. Sa haine pour Weygand et pour la France de Vichy n'avait pas désarmé. Le D. G. E. R., comme c'était son rôle, avait joué double jeu, et le correspondant anglais du Times l'avait sans y prendre garde dévoilé.

Quelle était donc la personnalité du général de Gaulle qui, d’un côté, en appelait à la réconciliation des esprits et, d'autre part, maintenait le mensonge officiel propre à attiser les divisions nationales? Des livres allaient le révéler; et d'abord, un livre de lui, un manuel parfait de l'apprenti-dictateur. -

 

IV. - Le manuel de l'apprenti-dictateur

 

Le cas du général de Gaulle était vraiment singulier. Il avait envoyé partout des délégations et ouvert des agences d'information Des milliards de francs étaient consacrés à sa publicité personnelle. Un livre d'images racontait sa vie héroïque et fabuleuse; et comment ses avions protégeaient les convois britanniques et comment ses troupes préparaient l'assaut final de la forteresse Europe. On le voyait caracoler sur un beau cheval blanc. Robert Valeur le comparait à Winston Churchill, au président Roosevelt et au maréchal Staline. Il n'avait d'égal dans l'histoire de France que Jeanne d'Arc et Napoléon. Et, cependant, nulle part aux vitrines des librairies et de ses bureaux qui avaient pignon sur rue, ne s'étalaient ses propres œuvres. Assurément, les dédicaces élogieuses au maréchal Pétain, auquel il devait sa carrière, le gênaient un peu. Mais, surtout, il eût été malaisé de soutenir que le Général faisait la guerre à Vichy pour rétablir les institutions démocratiques après la lecture de certain petit livre publié chez Berger-Levrault en 1932, sous le titre passablement énigmatique, Le Fil de l'Epée.

 Ce qui caractérise les masses d'aujourd'hui, selon l'auteur, c'est leur incrédulité à l'égard de toutes les institutions qu'elles ont révérées par le passé. «Par conviction ou calcul, on a longtemps attribué au pouvoir une origine, à l'élite des droits qui justifiaient les hiérarchies. L'édifice de ces conventions s'écroule à force de lézardes. Dans leurs croyances vacillantes, leurs traditions exsangues, leur loyalisme épuisé, les contemporains ne

 

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trouvent plus le goût de l'antique déférence, ni le respect des lois d'autrefois.»

Est-ce à dire que les foules sont devenues ingouvernables pour autant qu'elles sont irrespectueuses et sceptiques ? Ce serait méconnaître la nature éternelle des sociétés humaines. « Les hommes ne se passent point, au fond, d'être dirigés, non plus que de manger, boire et dormir. Ces animaux politiques ont besoin d'organisation, c'est-à-dire d'ordre et de Chefs. » Les masses ont détrôné les anciens dieux pour en adorer de nouveaux. Elles ne respectent plus les corps constitués, les institutions séculaires, les lois vénérables de la Cité; mais elles se donnent volontiers aux ambitieux qui les violentent par leur audace. Elles ne veulent plus de gouvernement de la loi mais elles acclament le gouvernement des hommes. Par la disparition ou la paupérisation des classes moyennes, les masses se sont simplifiées. Elles sont devenues élémentaires. Elles ne révèrent plus les grandes Déités abstraites du ciel platonicien : l'Equité, la Loi, le Bien Commun, la Raison. Elles veulent des dieux à face humaine, elles sont devenues anthropomorphiques. Elles aspirent à la dictature. «Tout ce que les masses accordaient de crédit à la fonction ou à la naissance, elles le reportent à présent sur ceux-là qui ont su s'imposer. Quel prince légitime fut jamais obéi comme tel dictateur sorti de rien, sinon de son audace?» A l'ère des régimes contractuels fondés sur le droit a succédé « l'ère de tyrannies » fondées sur la force. « Au cours d'une époque déréglée, au sein d'une société bouleversée dans les cadres et les traditions, les conventions d'obéissance vont s'affaiblissant et le prestige personnel de Chef devient le ressort du Commandement.»

Le prestige personnel du Chef succédant au respect de la loi, voilà ce qui caractérise le monde actuel. Mais l'aspiration des masses-foules à être dirigées par un «meneur » n'est qu'une condition suffisante de la dictature. La condition nécessaire est qu'il se rencontre, à l'heure historique, un homme qui possède « le prestige », don de la nature et produit de l'art à la fois,

« Fait affectif, suggestion, impression produite, sorte de sympathie inspirée aux autres, le prestige dépend, d'abord, d'un don élémentaire, d'une aptitude naturelle qui échappe à l'analyse,» C'est le don du magnétiseur qui se rencontre même chez les animaux; c'est ainsi que le petit roquet tombe les quatre pattes en l'air devant le molosse qui le fascine. Il n'y a pas, du reste, correspondance entre la valeur intrinsèque et l'ascendant de l'individu. «On voit des gens remarquables par l'intelligence et la vertu qui n'ont point le rayonnement dont d'autres sont entourés, quoique moins bien doués quant à l'esprit et quant ou cœur»

 

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Mais le don n'est pas tout, pas plus qu'une belle voix ne suffit à faire un bon chanteur. « Au chef, comme à l'artiste, il faut le don façonné par le métier. »

La première règle, c'est de savoir s'entourer de mystère. « Et, tout d'abord, le prestige ne peut aller sans mystère, car on ne révère plus ce que l'on connaît trop bien. Tous les cultes ont leurs tabernacles et il n'y a pas de grand homme pour ses domestiques. Il faut donc que, dans les projets, la manière, le mouvement de l'esprit, un élément demeure que les autres ne puissent saisir et qui les intrigue, les émeuve, les tienne, en haleine. Non, certes, que l'on doive s'enfermer dans une tour d'ivoire, ignorer ses subordonnés, leur demeurer inaccessible. Bien au contraire, l'empire sur les âmes exige qu'on les observe et que chacun puisse croire qu'il a été distingué. Mais, à condition que l'on joigne à cette recherche un système de ne point se livrer, un parti pris de garder par devers soi quelque secret de surprise qui risque à toute heure d'intervenir. La foi latente des masses fait le reste. »

Une pareille réserve d'âme ne va pas sans une grande sobriété de gestes et de paroles. « Les vrais chefs ménagent avec soin leurs interventions, ils en font un art que Flaubert a fort bien saisi quand il nous peint, dans Salammbô, l'effet produit sur les soldats hésitants par l'apparition calculée d'Amilcar. Chaque page des Commentaires nous montre de quelle façon César mesurait ses gestes publics. » La même sobriété s'impose dans les discours. «L'instinct des hommes désapprouve le maitre qui se prodigue en paroles. Imperatoria brevitas, disaient les Romains.» Qui donc fut taciturne autant que Bonaparte ? Mais, quand il se départ de sa consigne de silence, sa parole doit être fulgurante. Il ne doit jamais faire appel à la raison, mais toujours à la passion, en créant chez l'auditoire un état émotif qui supprime tout esprit critique. « On ne remue pas les foules autrement que par des sentiments élémentaires, des images violentes, de brutales invocations. »

La réserve systématique observée par le chef ne produit, cependant, d'impression que si l'on y sent enveloppées la décision et l'ardeur. L'ascendant naît d'un contraste entre la puissance intérieure et la maîtrise de soi, « comme les effets les plus pathétiques obtenus par l'acteur tiennent au spectacle qu'il donne d'une émotion contenue » Tel fut Alexandre. «Il suffit à Barrés de contempler ses effigies, pour discerner la source de l'autorité qui maintint en ordre, treize années durant, au milieu d'épreuves indicibles, des lieutenants jaloux et des soldats turbulents et fit accepter l'hellénisme à tout un monde, farouche et corrompu. »

Le Chef ne s'imposerait pas s'il ne joignait au mystère dont il sait s'envelopper, au maintien théâtral, à l'ascendant du caractère, un certain

 

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machiavélisme qui lui fait justifier les moyens qu'il emploie par la grandeur des desseins qu'il propose. « Encore faut-il que ce dessein, où le Chef s'absorbe, porte la marque de la grandeur. Il s'agit de répondre, en effet, au souhait obscur des hommes à qui l'infirmité de leurs organes fait désirer la perfection du but : qui, bornés dans leur nature, nourrissent des vœux infinis. On ne s'impose point sans presser ce ressort. Tous ceux dont c'est le rôle de mener la foule s'entendent à l'utiliser. Il est à la base de l'éloquence : pas d'orateur qui n'agite de grandes idées autour de la plus petite thèse. Il est le levier des affaires : tout prospectus de banquier se recommande du progrès. Ce que le Chef ordonne doit revêtir, par conséquent, le caractère de l'élévation.»

La masque de la grandeur doit voiler les ambitions secrètes de l'homme qui aspire à la domination : « Ce n'est pas affaire de vertu, et la perfection évangélique ne conduit pas à l'empire. L'homme d'action ne se conçoit guère sans une forte dose d'égoïsme, d'orgueil, de dureté, de ruse. Mais on lui passe tout cela, et, mérite, il en prend plus de relief s'il s'en fait des moyens pour réaliser de grandes choses. Ainsi, par cette satisfaction donnée aux secrets désirs de tous, par cette compensation offerte aux contraintes, il séduit les subordonnés»

La vie des masses, dans les termitières que sont les Etats bureaucratisés de nos jours, est sans relief. C'est une routine pleine de grisailles. «Le machinisme et la division du travail font reculer tous les jours l'éclectisme et la fantaisie. Quelles que soient les tâches et les conditions, la force des choses répartit en tranches égales pour tous le labeur et le loisir. L'instruction tend à s'unifier. Les logements sont homothétiques. De Sydney à San Francisco, en passant par Paris, on taille les habits d'après le même patron. » Alors, par un phénomène. de compensation psychologique, les masses se donnent aux hommes dont la fortune personnelle les frappe d'admiration; aux hommes qui les rassasient de grands mots sonores, même si leurs propos sont des impostures, même si leurs gestes à panache sont des gestes de théâtre. « C'est au point que certains personnages qui ne firent, en somme, que pousser à la révolte et aux excès, gardent cependant devant la postérité comme une sombre gloire quand leurs crimes furent commis au nom de quelque haute revendication. »

Une dernière condition est requise pour produira le Chef, le Dux, l'Imperator. Il faut que l'homme prédestiné, par un phénomène d'auto suggestion, ait confiance en son étoile, tienne pour infaillibles ses voix intérieures. « De même que la plus habile réserve ne suffit pas au prestige d'un homme s'il n'en fait l'enveloppe d'un caractère résolu, ainsi l'élite la plus fermée et la plus hiératique n'exerce pas d'ascendant s'il lui

 

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manque la confiance en elle-même et en son destin. Du jour où la noblesse française consacra son ardeur à défendre ses privilèges plutôt qu'à conduire l'Etat, la victoire du Tiers était d'avance certaine. » Cette confiance en soi n'est que l'intuition de la convenance parfaite, à un moment historique, entre l'ambition d'un homme et les circonstances qui la servent. « Ce qu'Alexandre appelle « son espérance» César « sa fortune », Napoléon « son étoile », n'est-ce pas simplement la certitude qu'un don particulier les met, avec les réalités, en rapport assez étroit pour les dominer toujours?»

Cette foi dans le destin doit se cultiver dès le jeune âge. « On ne fait rien de grand sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l'avoir voulu. Disraeli s'accoutumait, dès l'adolescence, à penser en premier ministre. Dans les leçons de Foch transparaît le généralissime... Puissent être hantés d'une telle ardeur les ambitieux de premier rang - artistes de l'effort et levain de la pâte - qui ne voient à la vie d'autre raison que d'imprimer leur marque aux événements et qui, de la rive où les fixent les jours ordinaires, ne rêvent qu'à la houle de l'Histoire. »

 

V. - L'Application de la doctrine

 Telle est la doctrine que de Gaulle formule, dès 1932, et qui prend l'allure d'une confession anticipée. Le Chef plein de prestige, entouré de mystère, mélange «d'égoïsme, d'orgueil, de dureté et de ruse » qui violente l'âme des foules et façonne l'histoire, il le sera et s'y prépare. Il convient de lire le livre de Henri de Kérillis, De Gaulle dictateur (Beauchemin, Montréal, 1945) pour en voir l'application.

 

Je ne partage pas l'avis de M. de Kérillis sur l'armistice. L'armistice fut une réaction spontanée de la logique française. Depuis le 16 mai, il était évident que la guerre était perdue pour nos armes et les cinq semaines de combat qui suivirent ne furent qu'un baroud d'honneur que la France offrit à la majesté de son histoire. Continuer la lutte eu Afrique du Nord, comme devait l'avouer M. Churchill au général George, n'eût abouti qu'à perdre la Méditerranée et à prolonger sans fin la guerre entre l'Empire britannique et le Reich. A partir du 12 juin, il n'y avait plus choix pour la France qu'entre la capitulation et l'armistice; mais ce choix, que ni la Pologne, ni

 

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la Norvège, ni les Pays-Bas, ni la Belgique n'avaient eu, lui restait. La capitulation était interdite par le code de justice militaire. Elle eût livré tout le territoire métropolitain à l'envahisseur, qui aurait installé des bases navales et aériennes sur les côtes de Provence, d'où il aurait pu bombarder impunément les villes sans défense de l'Afrique du Nord et ravitailler sans difficulté l'Afrika-Korps. Entre deux maux, la logique française exigea de choisir le moindre : celui qui sauvait l'Empire, une partie du territoire métropolitain, un rudiment d'armée, et la flotte. L'armistice répondit à un mandat impératif de la volonté nationale. Il fut plébiscité par le vœu unanime des populations. Le Maréchal, comme l'a écrit de Monzie dans son journal, fut vraiment, en ces jours de désastre, l'officiant d'une messe de désespérés. L'Assemblée nationale, en lui déléguant le pouvoir constituant, fut à peu près unanime à reconnaître le bien-fondé de l'armistice. Edouard Herriot, incarnation du républicanisme, déclara « Autour du maréchal Pétain, dans la vénération que son nom inspire à tous, notre Nation s'est groupée dans sa détresse. Prenons soin de ne pas troubler l'accord qui s'est établi sous son autorité. » En décembre 1941, lorsque le général Elie, chef d'Etat-Major de Weygand pendant son Proconsulat d'Afrique du Nord, vint à Londres se mettre à la disposition du général de Gaulle, une des premières choses que celui-ci lui dit fut « N'avouez jamais que l'armistice ne pouvait pas être évité.»

 

Je ne partage pas non plus l'avis de M. de Kérillis sur le rôle joué par la Cagoule. Quand on demande à une hypothèse d'expliquer tout, elle finit par n'expliquer rien. M. de Kérillis voit la Cagoule partout : à Vichy, à Londres, à Alger, une Cagoule qui mise sur tons les tableaux pour être sûre d'être gagnante. Qu'il y ait eu des Cagoulards à Londres et à Vichy, qu'il existe une franc-maçonnerie cagoularde, je l'avoue. Que l'entourage du Général ait été un mélange hétéroclite et détonnant, composé d'ingrédients les plus divers, rien n'est moins contestable. Mais, voir dans les agissements d'une société secrète la clé, de tout ce qui s'est passé, c'est trop simplifier. Il en est commue de la synarchie, variante du complot cagoulard, par où l'on a voulu expliquer l'armistice et les réformes de Vichy. La synarchie, dans la tradition du Saint-Simonisme, ne fut que l'élucubration

 

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inoffensive de quelques Polytechniciens technocrates groupés autour de Jean Coutrot, Elle est à classer parmi les innombrables plans, inspirés des Etats totalitaires, où un De Man et un Déat voyaient la solution des maux de leur temps.

 

Ces réserves faites, le livre de M. de Kérillis demeure un des plus grands réquisitoires de l'histoire, qui mérite de figurer à côté de l'Histoire d'un Crime de Victor Hugo et de J'accuse de Zola. Les faits qu'il avance sont confirmés du côté français, par la lettre du général Eon, par le mémorandum du général Odic, par le dossier d'André Girard; du côté américain, par Kenneth Pendar, un des vingt vice-consuls de Murphy, dans son ouvrage capital, Adventure in Diplomacy, our French Dilemma (Dodd, Meat and Co, New-York), par le Diary du capitaine Harry C. Butcher, secrétaire d'Eisenhower, paru dans Collier's (janvier et lévrier 1946); du côté anglais, par les discours de M. Churchill aux sessions secrètes des Communes, parus dans Life (27 janvier et 4 février 1946). par son mémorandum contre de Gaulle; par les révélations de Kenneth de Courcy, secrétaire du parti conservateur, dans Review of World Affairs (octobre, novembre, décembre 1945, janvier, février 1946). De ce faisceau de témoignages se dégage la physionomie assez précise d'un apprenti-dictateur qui devint, par manque de caractère et de capacité, un apprenti-sorcier.

 

VI. - L'application de la doctrine ou la guerre à Vichy pour la conquête du pouvoir

 

« La merveilleuse histoire du général de Gaulle » est la lamentable aventure d'un grand destin trahi par une incommensurable vanité. C'est l'histoire d'un homme médiocre, dont la B. B. C., les avances du trésor britannique, une propagande effrénée, l'anthropomorphisme des foules, l'apathie des tièdes, l'astuce des ambitieux, ont fait un homme-symbole. C'est l'histoire d'un militaire qui, pour avoir lu la Technique du Coup d'Etat de Malaparte, voulut jouer au politique et rêva d'un 18 brumaire; brutal tant qu'il eut la force, plein de grandiloquence et de rodomontades, puis sentant soudain « le cœur lui manquer » à l'heure du défi, C'est l'éternelle histoire du

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mystique devenu cynique qui, s'identifiant avec la France tout comme Louis XIV disant « l'Etat, c'est moi », ramena le salut de sa patrie à son avènement au pouvoir, justifia l'absence de scrupules du choix des moyens par la noblesse de la fin poursuivie; mobilisa au service de son ambition personnelle la foi des sincères, l'héroïsme des militants, le dévouement des purs que ne justifiaient, envers lui, ni les risques courus, ni les sacrifices consentis, ni le génie politique, ni la rigueur d'une âme inexpugnable que visite un intransigeant idéal.

 

La résistance, sous forme de guérilla à l'intérieur, de légions de combattants à l'extérieur, fut la réaction spontanée et unanime de tous les pays subjugués par l'Allemagne. Elle exista en Pologne, en Norvège, en Hollande, en Belgique, en Yougoslavie, en Grèce, et elle eût existé en France, comme partout ailleurs, même si l'avion du général Spears ne se fût pas trouvé pour ramener au Premier Ministre britannique le général de Gaulle. En deux ans, avec des milliards de francs-or, de Gaulle parvint seulement à mobiliser onze mille hommes, dont la plupart des indigènes, alors qu'à l'appel de Giraud, en quelques mois, plus de trois cent mille hommes répondirent à l'appel des couleurs. Si de Gaulle symbolisa aux yeux des Français la Résistance, cela est du surtout à cette brillante pléiade de commentateurs, Bourdan, Duchesne, Oberlé, Schumann, dont on ne dira jamais trop combien ils soutinrent le moral et vivifièrent l'espoir d'une France baillonnée, et à l'habile diplomatie d'un Emmanuel d'Astier de la Vigerie.

Le piètre résultat de l'appel du général de Gaulle est attribuable à un faux départ. Dès le début, on trouve dans son cas l'équivalent de la mystification de Reynaud : il y a tromperie sur l'armistice. Le général de Gaulle a parfaitement raison de dire « la France a perdu une bataille, mais n'a pas perdu la guerre», en ce sens que la défaite militaire d'un pays n'est qu'un épisode dans une guerre de coalition. Il a parfaitement raison d'appeler au combat tous les Français disponibles et de soulever les territoires périphériques de l'Empire. Mais sa culpabilité commence quand, sachant que « l’armistice ne pouvait pas être évité » comme il l'avoue au général Odic, il fait croire qu'il est trahison; quand il donne des clauses de l'armistice une interprétation qui conduit aux drames de Mers-el-Kébir et de

 

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Dakar, c'est-à-dire à la rupture des relations diplomatiques entre la France et la Grande-Bretagne, aux cours martiales contre les Gaullistes, à la division morale des Français. Ce faisant, il détourne de lui quantité de concours qui se seraient offerts : les Alpins de Bethouart, retour de Norvège, les évacués de Dunkerque, les équipages des vaisseaux de guerre pris par surprise dans les ports britanniques. Ces braves gens, il ne les convainc pas, parce qu'il n'arrive pas à leur persuader qu'un Weygand, qu'un Pétain sont des traîtres. Eux subodorent dans ses propos quelque chose de louche, le relent d'une ambition personnelle. Ils préfèrent retourner en France que de combattre sous la croix de Lorraine. En France, la qualification de traîtres lancée à la radio contre les hommes de Bordeaux, puis contre ceux de Vichy, retient quantité de courages sur le chemin du départ. C'est aux Etats-Unis, non en Angleterre, que les autorités françaises dépêchent les meilleurs spécialistes de tanks et d'avions pour en faire bénéficier la nation amie dont on espère qu'elle entrera, tôt ou tard, dans la lutte. Mers-el-Kébir crée dans la marine française un violent sentiment anti-British, Dakar attise cette fièvre obsidionale chez les coloniaux qui leur fera prendre pour un commando le débarquement des Américains sur les côtes marocaines en novembre 1942 et engendrera, après Mers-ci-Kébir et Dakar, le drame de Casablanca.

 

Faux départ, qui, tout de suite, s'aggrave d'une substitution de rôle. Le 16 novembre, à Brazzaville, de Gaulle se proclame Chef de l'Etat français. Il n'est plus un chef militaire occupé à bouter les envahisseurs hors du territoire; il est un chef politique occupé à bouler les usurpateurs de Vichy hors du pouvoir. Il proclame illégal le gouvernement auprès duquel tous les Etats, les Etats-Unis et l'Union soviétique entre autres, accréditent leurs ambassadeurs. Telle sera la prétendue base juridique qui lui permettra, lorsqu'il s'emparera de l'Etat, de disqualifier, poursuivre, emprisonner, condamner les généraux et les amiraux qui ont cessé le combat, les ministres du Maréchal, les parlementaires qui lui ont conféré le pouvoir constituant, l'administration métropolilaine et coloniale qui a exécuté ses décrets-lois, les industriels qui ont continué à faire tourner leurs usines, les écrivains qui n'ont cessé de publier, les artistes qui ont continué à exposer ou à jouer, car il fallait que, pendant

 

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quatre ans, la France cessât de se nourrir, de se vêtir, de produire, de penser, de subsister en un mot, puisque lui, incarnation de la patrie, assumait toutes ces fonctions à Londres, par procuration.

 

Hitler, Mussolini, cela ça ne l'intéresse pas, ce n'est pas son affaire; mais prendre Saint-Pierre et Miquelon, dénoncer indûment l'amiral Robert, condamner l'amiral Decoux sous le fallacieux prétexte d'avoir entraîné la chute de Singapour en cédant l'Indochine sans combat, discréditer le gouverneur Boisson sous la fausse accusation d'avoir transformé Dakar en un nid de sous-marins allemands, exiger le blocus de Madagascar, faire battre à Dakar et en Syrie ses troupes contre des Français en dépit de l'engagement solennel qu'il a pris auprès de M. Churchill de n'en rien faire, cela, c'est ce qui le concerne : la guerre contre Vichy et les Vichyssois, II va si loin dans cette voie, qu'il souhaite dans son for intérieur que la France entre en guerre contre la Grande-Bretagne. Lorsque le général Odic lui expose ce que Weygand et lui ont fait en Afrique du Nord, pour empêcher l'infiltration allemande, sauvegarder l'usage des bases, et comment, à tout prix, il faut empêcher une alliance militaire franco-allemande, il ne se contient plus : « Il faut, au contraire, que la France entre en guerre aux côtés de l'Allemagne, afin de prouver la culpabilité des hommes de Vichy . » (Cf. Kenneth Pendar, Adventure in Diplomacy, p 201.)

 

Des Français se mêlent-ils de vouloir libérer le pays en dehors de lui, de préparer le débarquement des Alliés, de lever une armée il les dénonce comme des usurpateurs plus dangereux que les envahisseurs. Il fera mettre Lemaigre-Dubreuil et Rigault en résidence surveillée, puis les laissera emprisonner pendant des mois sous l'accusation de trahison pour intelligence avec une puissance étrangère et de franchissement illégal des frontières. Il fera dénoncer, par sa presse de Londres et de New-York, puis par le général Catroux, Giraud et son armée comme un chef et une armée fascistes qui menacent les arrières des troupes anglo-américaines, encore qu'ils se trouvent engagés en avant, à l'extrême pointe du combat, sur la grande dorsale de Tunisie. Il organise la débauche des équipages du Richelieu, du

 

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Montcalm, des bâtiments de guerre qui sont venus, de Dakar et de Casablanca, mouiller dans les ports américains pour se remettre en état de combat; les marins qui signent une « adhésion au Général » sont dirigés sur Londres via Halifax, Canada. Il fait tant et si bien qu'un navire, qui avait perdu huit sur dix de ses canonniers, fut coulé, corps et biens, avec son chargement américain. Il organise sur une vaste échelle la désertion de l'armée de Giraud, offrant des primes d'engagement allant jusqu'à 25 et 30.000 francs et la promesse aux tirailleurs sénégalais de les renvoyer chez eux immédiatement. Il dénonce les accords passés avec Giraud qui prévoyaient l'armement de 500.000 coloniaux. Il n'a que faire d'une grande année nationale qui ne serait pas sous ses ordres; il rêve d'une petite armée prétorienne qu'il aura bien en main. Il abaisse la limite d'âge pour éliminer quatre cents généraux et officiers supérieurs; il en fait disparaître des centaines dans les prisons ou dans les confins du désert « saharien », qu'on appelle « la Sibérie du Gaullisme »

 

Il ne songe nullement à réserver pour la libération du territoire l'embryon d'armée qui nous reste. Six divisions, c'est encore trop pour une année prétorienne qui doit servir, dans sa pensée, au coup d'Etat. Il l'envoie se faire décimer dans la campagne d'Italie, « la campagne monstrueuse» comme l'appellera un officier cinq fois blessé, où, après l'hécatombe de Tunisie, nous perdons encore vingt-six mille hommes. C'est que, à vrai dire, la libération ne l'intéresse pas. Seul le préoccupe, dans les trois mois qui précèdent. le débarquement sur les côtes de Normandie, d'être reconnu comme Chef du gouvernement français par les Alliés. Pour y parvenir, toutes les manœuvres, tous les chantages in extremis sont bons. Le 26 mars 1944, il rompt les pourparlers avec les Alliés concernant le ravitaillement de la France « Reconnaissez-moi ou bien, une fois délivrés, les malheureux Français auront à attendre de longs mois vos secours jusqu'à ce que leur détresse vous oblige à céder. » Le 2 avril, il «notifie » aux Alliés les dispositions administratives et politiques qu'il a prises, en violation de toutes ses promesses d'appliquer la loi Trévenenc pour substituer, au fur et à mesure de la libération dans la métropole, son autorité à celle de l'administration existante, Le 8 mai, comme il n'y a toujours pas de reconnaissance, il suspend toutes

 

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conversations avec les Alliés; c'est une véritable rupture de relations diplomatiques. Le 3 juin, il proclame, par un acte unilatéral, le Comité d'Alger «Gouvernement provisoire de la République Française».

Depuis le 2 mai, M. Churchill qui sait le jour J approcher, fait savoir à de Gaulle que sa place est à Londres; il y arrive, le 5, sans se presser. On le met au courant des décisions prises pour le lendemain. Alors, intervient le suprérne chantage. De Gaulle menace de ne pas se joindre aux Chefs des autres gouvernements dans leurs broadcasts à l'Europe, à moins qu'on n'entérine ses décisions. Le Premier Ministre doit le menacer de le renvoyer en avion en Algérie et d'aller dire aux Communes que le général de Gaulle a refusé de parler au peuple français au moment où les soldats américains, anglais, canadiens, polonais vont verser leur sang pour libérer le sol de sa patrie. Cinq heures après les autres, furieux, il s'y résigne, mais c'est pour prendre le contre-pied des recommandations d'Eisenhower. Celui-ci a dit en substance «Français, je suis le Commandant en chef, obéissez-moi »; de Gaulle « Vous devez n'obéir qu'à moi »; Eisenhower « Quand vous serez libérés, vous aurez à choisir vous-mêmes votre propre gouvernement »; de Gaulle « Vous n'aurez rien à choisir du tout, je suis dores et déjà votre gouvernement» ; Eisenhower « Pas de soulèvement prématuré pour éviter de verser un sang inutile »; de Gaulle « Le devoir de tout Français est de combattre sans attendre. »

 

Pendant que le général Eisenhower livre une bataille sanglante et encore indécise, de Gaulle s'irrite et polémique à Londres au sujet de l'administration des territoires libérés. Ce n'est pas un stratège, c'est un procédurier. Comme on ne lui donne pas encore entière satisfaction, il refuse le concours des centaines d'officiers français réunis à Londres; il n'autorise que le départ symbolique de vingt officiers de liaison, la participation de de Gaulle à la bataille de Normandie est de vingt officiers de liaison et de deux bataillons de parachutistes au bout de quatre ans de préparation et après des milliards de francs or dépensés. C'est que peu lui importe l'issue plus ou moins rapide de la bataille, ce qui le passionne, c'est la démission du maire de Bayeux.

 

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Il est vrai qu'en Alger il a déclaré, qu'il ne se considérait plus comme chef militaire, mais comme homme politique. Homme politique, son premier acte a été de détruire la légalité constitutionnelle. Ce faisant, il a dû prendre la mentalité d'un usurpateur.

 

Tout usurpateur doit se défendre contre la concurrence, avouée ou soupçonnée, de chacun de ses pairs qui pourrait être tenté de dire, «Pourquoi pas moi, plutôt que lui! » Darlan est assassiné. Giraud subit plusieurs « accidents », puis essuie un attentat dont sa baraka le sauve, non sans dommage pour sa mâchoire. De Gaulle arrive finalement à l'évincer de la co-présidence du Comité d'Alger en vertu de la loi de 1938 relative à l'organisation de la nation en temps de guerre qui interdit le cumul des pouvoirs civils et militaires, cumul qu'il s'attribuera lui-même peu après en interprétant d'une façon inverse la même loi. Cela fait, une série de subterfuges qui sont, autant de paroles violées, il expulse Giraud de l'armée. Le général Catroux a rêvé de jouer le rôle d'arbitre entre de Gaulle et Giraud, il sera envoyé à Moscou à un poste auquel rien ne l'habilite, sinon la distance. Juin, couvert de gloire en Tunisie et en Italie, se voit refuser l'honneur de commander sur le sol de France, parce qu'il a servi sous Vichy. Leclerc est plus acclamé que de Gaulle sur les écrans de la capitale, de Gaulle l'envoie avec sa division blindée en Indochine, se privant ainsi de la seule division dont il soit sûr, lorsqu'il envisage, vers la mi-janvier, un coup de force.

 

Tout usurpateur craint toujours de voir décliner sa popularité, fondement unique de son pourvoir; aussi est-il astreint à une politique de prestige. De Gaulle n'échappe pas à la loi du genre. Mais sa politique de « grandeur » s'exerce toujours au détriment du pays, quand elle n'aboutit pas aux échecs les plus humiliants. Lui qui a écrit que l'armée de l'avenir doit se réduire à cent cinquante mille hommes, lui qui a empêché par ses intrigues le président Roosevelt de réaliser le projet de Giraud, de lever une grande armée africaine, parce que cette armée n'eût pas été la sienne, sitôt installé au pouvoir il réclame une armée d'un million d'hommes qu'il dote d'un armement absolument désuet à l'époque de la bombe atomique, mais qui absorbe par priorité toutes les disponibilités en acier, en tissu, en vivres, en camions qui eussent permis la reprise économique ou soulagé la

 

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population. Lui, qui est allé à Moscou et s'est fait célébrer comme le « plus dur» des négociateurs, est lâché sitôt après par Staline à Yalta, à Potsdam, à Londres, à Moscou de la façon la plus désinvolte. Lui, qui, faisant acte de souveraineté sans en avoir aucun mandat, a proclamé l'indépendance de la Syrie et du Liban pour les ravir aux Vichyssois, tente de reprendre de la main gauche ce qu'il a cédé de la main droite, et nous aliène définitivement ces Echelles du Levant, avec la suprême humiliation de voir les troupes françaises gardées dans leurs casernements par des troupes anglaises pour les protéger contre la populace déchaînée par le bombardement stupide de Damas. Lui, qui a refusé les secours de l'UNRRA, qui a rompu les négociations pour le ravitaillement de la France, qui a fait fi des facilités du lend lease lorsqu'il s'offrait largement, qui a repris à son compte la devise de Maurras : « La France, la seule France », est obligé d'envoyer missions sur missions aux Etats-Unis et de venir lui-même quémander un emprunt, une fois que l'heure psychologique est passée. Lui, qui a refusé par superbe de voir le président Roosevelt moribond au retour de Yalta, demande d'être présent à ses funérailles, ce que la famille sèchement lui refuse. Sa politique de grandeur est une politique de surenchère verbale, qui peut chatouiller délicieusement le complexe de supériorité des Français, mais qui ne compte que des échecs ou, du moins, n'obtient de justesse que le minimum de ce que tout gouvernement français eût à coup sûr obtenu.

 

Ayant détruit la constitution, bouleversé, l'administration, il lui faut payer les frais d'établissement du nouveau régime. Les frais sont élevés, car, ayant fait appel à l'intérêt pour arriver, les dents des associés sont devenues longues. Tous les maquisards, de la première ou de la treizième heure, les véritables et les simulateurs, les combattants et les terroristes, ceux du plateau de Glières comme ceux du marché noir, revendiquent places et sinécures. Pour s'en faire une clientèle, il triple, quadruple, quintuple le nombre des fonctionnaires, envoie à l'étranger d'innombrables missions qui se contredisent, se contrecarrent et donnent l'impression que leur inexpérience n'a d'égale que leur prétention. Il installe la bureaucratie la plus nombreuse, la plus incompétente, la plus vénale que la France ait connue au cours de son histoire, ce qui fait écrire, dans Temps présent, à

 

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un des zélateurs de la première heure, à M. Yves Farge, commissaire de la République pour les huit départements de la région Rhone-Alpes « Je pars épouvanté sur notre pays malade, un monstre s'est assoupi, l'Administration. En quittant ce commissariat de la République, j'emporte l'image d'un désordre inextricable, d'un monde administratif chaotique dont il est impossible de dire comment on pourra, autrement que par le feu, se débarrasser pour obtenir enfin une vision exacte et synthétique de la vie française, de ses malheurs, de ses besoins, et sans laquelle l'Etat restera incapable de mettre un terme à l'aventure. »

Pour payer ses créatures, il faut faire fonctionner « la pompe à phynances ». Au temps de l'occupation, la Banque de France virait quotidiennement au compte des autorités occupantes la somme de 400 puis 300 millions de francs. Au temps de de Gaulle, la planche à billets imprime pour un milliard de francs par jour. Du 7 mars 1940 au 28 décembre 1944, le stock d'or de la Banque de France est demeuré inchangé à 1778 tonnes; au bilan du 20 décembre 1945, il n'en restait plus que 908 tonnes :40 % du stock d'or en poids avait disparu. Les nationalisations précipitent la chute des valeurs en Bourse. La dévaluation de la devise nationale est imputée comme un enrichissement sur lequel s'abat l'impôt de péréquation. La poursuite des bénéfices de guerre se transforme en une véritable inquisition fiscale qui paralyse les chefs d'industrie. Les conseils d'usine tendent à se substituer à la direction des entreprises. Celles-ci se voient entravées dans un tel réseau de règlements qu'elles doivent vivre dans l'illégalité ou fermer. Les réserves sociétaires s'épuisent. Le capital privé disparaît. A la formule de 48 « la propriété, c'est le vol » se substitue un slogan nouveau « la propriété, c'est la collaboration », ce qui permet de décapiter en partie les classes dirigeantes et techniques. Une véritable révolution sociale se dessine, tendant à substituer à l'économie du marché l'économie planifiée par l'Etat et mettant l'Etat entrepreneur dans l'obligation, pour être rentable, de devenir totalitaire.

 

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VI. - De Gaulle et les Communistes

 

La clé de cette révolution, c'est la connivence secrète de de Gaulle et des Communistes. De Gaulle a joué Moscou pour accéder au pouvoir; les Communistes ont joué de Gaulle pour se dédouaner et se faire réhabiliter devant l'opinion publique française. Lui et eux se sont momentanément soutenus, avec l'arrière-pensée de se détruire mutuellement. La réussite d'un coup de force gaulliste eût amené l'incarcération immédiate des députés communistes; une prise de pouvoir par les Communistes provoquerait la mise en accusation de de Gaulle, de Passy, de Palewski. Les deux partis se sont entendus momentanément pour enterrer la République : de Gaulle, rêvant d'y substituer une démocratie présidentielle à la mode américaine qui eût fait de lui le Chef tout-puissant de l'exécutif; les Communistes avec l'espoir d'y substituer une Convention, un Soviet suprême concentrant tous les pouvoirs, avec un exécutif absolument subordonné. Avec l'ancienne Constitution, de Gaulle eût été élu président de la République pour sept ans. Avec l'Assemblée constituante, il s'est trouvé en présence d'un projet de constitution élaboré uniquement en défiance de lui et pour le réduire à l'impuissance. il a préféré laisser croire qu'il se désistait volontairement pour éviter d'être légalement évincé, victime de son propre stratagème.

De tempérament, de conviction, de vocation, de classe et de caste, le général de Gaulle est profondément anticommuniste. Et, cependant, il a manœuvré de telle façon qu'il a fait, au bout d'une année, du parti communiste le parti le plus homogène, le plus compact de l'Assemblée. Se donnant à ses partisans comme violemment anticommuniste, il a fait le lit du communisme dans son propre pays. Comment expliquer un tel paradoxe?

Ce paradoxe est dû à l'illogisme de base qui a présidé à, son avènement au pouvoir et aux expédients auxquels il n'a cessé d'avoir recours pour y parvenir de gré ou de force.

Le Chef des Français libres, dès novembre 1940, en se proclamant Chef de l'Etat français, a contesté ainsi la légitimité du Gouverne-

 

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ment de Vichy. En condamnant en bloc l'administration de Vichy comme illégale et, par suite, comme coupable d'intelligence avec l'ennemi; en la liquidant sommairement lors de la libération; en laissant planer le discrédit sur toute une classe, la bourgeoisie, soupçonnée d'avoir adhéré, en tant que telle, à la politique de collaboration du Maréchal, en laissant sa presse mener une guerre sourde contre le parti radical et son chef dont il redoutait la concurrence, Edonard Herriot, représenté tour à tour, comme défunt, malade, insane ou désuet, le général de Gaulle a créé, un vide que sont tout naturellement venus combler les partis extrêmes se réclamant de la Résistance. Il a consenti que l'épuration se fasse, non pas sur la question de savoir dans quelle mesure tel ministre, tel administrateur, tel fonctionnaire avait protégé ou desservi le peuple français pendant l'occupation, mais sur la question de principe d'avoir on non été en rapport avec l'ennemi, ce que la symbiose avec l'occupant rendait inévitable pour toute personne chargée de fonctions publiques. Cette façon de poser le problème est illogique, ainsi que l'a déclaré Laval devant ses juges « M. Churchill a dit « Je mettrai l'Europe en état de révolte. » Voilà tout le problème et voilà tout le procès : le Gouvernement devait-il accepter l'armistice et continuer à vivre pendant quatre ans; ou bien devait-il, pour hâter la victoire et la libération de la France, accepter de jeter le pays dans le désordre, dans la misère, dans l'anarchie, sans administration, sans cadre, sans rien Voilà tout le problème. En répondant par une fin de non recevoir au problème ainsi posé, en liquidant l'administration de Vichy, en discréditant la bourgeoisie, en frappant d'inéligibilité les anciens parlementaires, en disqualifiant les anciens ministres, en vouant le parti radical-socialiste et son chef, Edouard Herriot, à l'impuissance, de Gaulle a fait place nette pour le communisme.

 

Parce que ni Londres, ni Washington ne voulaient le reconnaître comme Chef d'Etat - avant que le peuple français ne se fût prononcé en toute connaissance de cause, de Gaulle, dès mars 1942, s'est tourné vers Moscou, puis vers les Communistes français. C'est Moscou, au moment où les Anglo-Saxons redoutaient une paix séparée entre l'Union soviétique et l'Allemagne, qui a contraint le président Roosevelt et M. Churchill à laisser venir à contre-cœur

 

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de Gaulle en Algérie, et de Gaulle a exprimé sa reconnaissance dans son discours de Tunis à « la chère et puissante Russie. A partir de l'été 1942, par suite de l'envoi des ouvriers en Allemagne, les Communistes ont pris une part de plus en plus active dans le maquis. Dès le mois de mars 1942, il a reçu à Londres M. Christian Pineau et le lieutenant-colonel François Faure qui sont venus lui apporter les propositions du Parti communiste de joindre son action à la sienne. Au début de 1943, il a précisé à M. Grenier, représentant du Parti communiste, qu'il s'agissait de faire «un bout de chemin ensemble ». Lorsqu'il s'est cru, en Alger, en danger d'être supplanté par Giraud, il a franchi le Rubicon. il a conclu avec les communistes un pacte infernal qui leur assurait la direction politique de la Résistance. Il a enchaîné à leur char, en leur conférant le prestige de son nom, les autres organisations, les autres partis de la Résistance. Il a accepté de se faire l'instrument de leurs vengeances, en commençant par leur abandonner la tête de Pucheu. Il leur a livré discrétionnairement l'honneur, la liberté, et la vie de leurs adversaires politiques, en vertu de cette monstruosité juridique, qu'il avait proclamée dès novembre 1940 à Brazzaville, à savoir que le gouvernement du Maréchal n'existait pas. Pour complaire à ses nouveaux compagnons de route, il a fait litière de ses plus solennelles promesses de rétablir la légitimité républicaine, en appliquant la loi Tréveneuc. Il a accepté de renverser les barrières qui auraient pu endiguer le flot moscoutaire : la Présidence de la République et le Sénat. Il s'est engagé d'un cœur léger dans les réformes de structure, sans se soucier de savoir si elles étaient compatibles avec la stabilité monétaire, la restauration du crédit, la reprise économique, le soutien des Etats-Unis, et en les faisant passer avant les questions primordiales, telles que le ravitaillement du pays. Enfin, dans la corbeille de noces de ses épousailles avec Moscou, il a mis un nouveau cadeau. Le Parti Communiste acceptait de reconnaître de Gaulle comme chef de la Résistance, à condition de laisser revenir Maurice Thorez en l'exonérant de toute charge, en dépit de sa condamnation par contumace. Le même jour vit un avion déposer de Gaulle à Moscou et Maurice Thorez à Paris. L'un s'avançait au bord de la Roche Tarpéienne, l'autre gravissait le Capitole. De Gaulle qui allait laisser emprisonner tous les amiraux,

 

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sauf deux; la plupart des généraux, Maxime Weygand y compris; d'excellents serviteurs de la patrie française, tels que Jérôme Carcopino et Robert Gibrat; des «résistants » émérites, tels Lemaigre Dubreuil et Rigault, allait proclamer à la face du pays, Maurice Thorez « bon français »; Maurice Thorez, déchu de son mandat de député par un Parlement régulier et condamné par contumace comme déserteur par un Tribunal militaire; Thorez qui, sous le titre de « Maurice Thorez vous parle», déclarait dans l'Humanité clandestine du 7 novembre 1939 « Les forces de réaction en France expriment la même fureur devant la dénonciation que nous avons faite des buts impérialistes imposés au peuple français. Des hommes sont tués et on se prépare à en faire tuer davantage pour la défense des coffres-forts des capitalistes »; Thorez qui, dans la même feuille clandestine, écrivait en collaboration avec M. Jacques Ducos, le 18 mars 1941 « Le mouvement des de Gaulle et des de Larminat, foncièrement réactionnaires et antidémocratiques, ne vise à rien d'autre, lui aussi, qu'à priver le pays de toute liberté en cas d'une victoire anglaise. »

Paris libéré, M. Winston Churchill et M. Eden s'y précipitent pour tâcher de conclure un pacte franco-anglais dans l'euphorie du moment. C'est en s'envolant à Moscou que Charles de Gaulle leur répond et en signant un pacte franco-russe. Au lieu de dire aux Alliés qui venaient, avec l'aide de la Résistance intérieure, de libérer sa patrie « Si vous ne consentez pas à nos justes revendications en ce qui concerne la sécurité permanente de la France, j'irai à Moscou », le Général a brûlé de suite ses cartouches, parce qu'il avait obligation de le faire, et le pacte de vingt ans qu'il a rapporté de son voyage en Russie n'a servi que de monnaie d'échange à Staline au cours des négociations de Yalta. M. Molotov, à Londres, s'est chargé de montrer de combien peu la sauvegarde de l'amitié française pesait sur l'échiquier politique de Moscou. Pareillement, à l'égard des Communistes français, le Général a pratiqué la politique de la main tendue, et même de la main serrée. A Alger, il leur a livré la tête de Pucheu. Il a laissé revenir en avion Thorez de Moscou, lui a rendu sa nationalité, l'a exonéré de tout chef d'accusation, l'a proclamé « grand Français », lui a cédé la radio nationale, persuadé qu'il faisait ainsi du

 

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parti communiste un parti de soutien de son gouvernement. Fort du brevet de civisme et de patriotisme ainsi conféré par le Chef dc la Résistance, grâce aux milliards saisis dans les dépôts des banques de province ou aux particuliers par ses partisans, Thorez a su faire de son parti le parti le plus puissant et le plus discipliné de l'Assemblée. Ayant pris conscience de sa force, il s'est retourné contre la Général auquel il devait, en dépit de la loi, son retour à la vie publique et il a ouvert le conflit entre le Président intérimaire de l'Exécutif et l'Assemblée.

 

Dans ma lettre du 18 mars 1944, j'écrivais au général de Gaulle : «La logique française comprend mal que vous frappiez d'inéligibilité et de déchéance les Parlementaires qui ont voté le pouvoir constituant à Pétain, alors que vous réhabilitez et déclarez bon citoyen Thorez, qui fut invalidé par un vote du Parlement régulier et condamné pour désertion par un tribunal militaire. » Certes, les Communistes ont eu leur martyrologe; mais leurs martyrs, comme Péri, moururent pour la cause et la patrie communistes, dont la Jérusalem est à Moscou, tout comme les premiers Chrétiens mouraient pour leur foi en la Cité de Dieu. Il ne venait pas à ceux-ci de prétendre qu'ils entraient dans l'arène sanglante pour assurer le salut de l'Empire. 

 

L'héroïsme de maints communistes commande le respect et ne doit pas être contesté, il n'empêche que, jusqu'en juin 1941, les Communistes furent les collaborateurs N°1. Kenneth de Courcy, dans Review of World Affairs de novembre 1945, révèle un document qui en dit long à ce sujet: c'est le projet d'un traité d'alliance entre le Reich et un gouvernement communiste qui devait être instauré à Paris fin 1940 sous la présidence de Thorez, avec l'approbation des chefs communistes français et de Staline !

Un principe de droit pénal veut que, dans tout pays civilisé, il soit interdit d'amnistier un condamné par contumace. Tout condamné par contumace doit, en rentrant dans sa patrie, comparaître devant un tribunal pour se justifier. En faveur de Thorez, le général de Gaulle a violé la loi. Il apprend, aujourd'hui, ce qu'il lui en coûte d'avoir eu, dans l'administration de la justice, deux poids et deux mesures, car, plus il frappait les Vichyssois, plus il était fondé à dire « En vertu de la même inexorable justice et de la

 

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même inexorable logique, je demande aussi des comptés aux collaborateurs communistes. » Il ne l'a pas fait, et il s'est mis, lui qui prétendait être le restaurateur des moeurs démocratiques, dans l'obligation d'être le Kerensky du régime qui risque d'enterrer la troisième et la quatrième républiques dans le linceul pourpre des libertés civiques, politiques,économiques, brimées, mutilées, et peut-être, demain assassinées.

 

«Charles de Gaulle n'a qu'à s'en prendre à lui-même », écrit Kenneth de Courcy dans le numéro de février 1946 de sa Revue. « Il a emprisonné ou discrédité presque tous les leaders conservateurs et libéraux qui auraient pu avoir une influence décisive dans cette crise. Pour la plupart, il les a emprisonnés, défrancisés sans accusation ni jugement, en contrepartie des obligations qu'il avait contractées en 1942 à Londres, pais en Afrique du Nord. Maintenant, les Communistes se sont retournés contre de Gaulle. Telle est la cause réelle de sa chute. »

 

VII. - Satisfecit et bilan

 

Dans sa lettre de démission, le 21 janvier 1946, au Président de l'Assemblée constituante, Charles de Gaulle, sans attendre comme un Thiers ou un Poincaré les suffrages de ses compatriotes, s'est cité à l'ordre de la nation : il a décidé que la nation avait bien mérité du lui; il s'est décerné le plus pompeux satisfecit. Ayant conduit la France vers la libération, la victoire et la souveraineté; ayant assuré, à l'intérieur, la paix publique et la reprise économique; à l'extérieur, la présence de la France sur le Rhin, en Indochine et dans l'organisation internationale de la paix, il considère révolue la tâche qu’il s'était assignée et se retire dans le bois de Marly comme Cincinnatus sur son champ.

Le même jour, Léon Blum dans Le Populaire, constatait que la situation matérielle et morale qui confrontait le nouveau gouvernement n'avait jamais été plus mauvaise depuis la libération. Quatre jours plus tard, le président Félix Gouin, devenu Chef du Gouvernement, adressait à tous les partis une lettre révélant le caractère dramatique de la situation financière que le gouvernement précédent

 

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avait caché au pays et invitant tous les Français aux plus grands sacrifices pour «sauver le franc». Le nouveau ministre des finances avouait que le déficit budgétaire pour 1946 était de l'ordre de 300 milliards et proposait un abattement des dépenses publiques de 160 milliards. Le 16 février, à Lyon, dans un discours d'alarme à la nation, Edouard Herriot dressait l'inventaire de la gestion gaulliste : la France se trouve à la veille d'une sinistre expérience dont nul ne petit prévoir l'issue; la liberté de la presse et la liberté de discussion sombrent dans un régime totalitaire; le parlementarisme n'est plus qu'un vain mot, l'Assemblée concentrant en elle-même tous les pouvoirs; les finances publiques sont en pleine déconfiture; la situation alimentaire est la pire qu'on ait connue, la carte de pain ayant été supprimée dans un but purement électoral, provoquant ainsi une anarchie complète du marché du blé. Herriot concluait « Nous devons retourner à la vraie république, reconquérir nos libertés et revenir aux règles normales de la démocratie. »

 

Inventaire de catastrophe, mais inventaire que le ministre de l' Information a tenu à chiffrer. L'indice officiel des prix, passé entre le mois d'août 1939 et août 1944 de 100 à 309 %, se trouve en janvier 1946 à 703 %. Seize mois de gestion gaulliste ont été plus onéreux qu'un an de guerre et quatre ans d'occupation allemande et de régime vichyssois !

 

Une nation chargée d'histoire peut accepter les plus dures privations, à condition de retrouver, sur le plan international, son rôle traditionnel de grande puissance. C'est, cependant dans la politique extérieure que la gestion gaulliste s'est avérée la plus catastrophique.

De Gaulle, disposant de l'Empire français en souverain et non en gérant, sans aucun mandat de la nation, a perdu gratuitement, définitivement et sans compensations économiques ou culturelles ces Echelles du Levant, fécondées par le sang et les établissements des Croisés, enseignées par nos missionnaires, fouillées par nos archéologues, célébrées par nos écrivains, la Syrie et le Liban. Sans mandat et gratuitement, il a conféré la citoyenneté française, sans abandon du statut personnel, ainsi que le droit de vote aux musulmans, dont le loyalisme n'avait pas bronché jusqu'en novembre 1942.

 

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Cette libéralité déclencha une campagne de violence antifrançaise qui aboutit à la révolte du 8 mai 1945 et qui met en question pour l'avenir l'œuvre magnifique accomplie par les colons français en plus d'un siècle. L'Indochine donne lieu à de semblables réflexions. Partout la souveraineté impériale a été compromise par celui qui s'en donnait pour le plus fidèle garant.

Pour avoir fait sienne la formule de Charles Maurras « la France, la France seule », de Gaulle laisse la France sans alliés et sans amitiés. Le traité franco-soviétique est monnaie de singe. Aucun traité franco-anglais n'est encore conclu. La question de la Sarre, de la Rhénanie, de la Ruhr est toujours en suspens. La campagne anti américaine, que de Gaulle a amorcée à Londres et qu'il a entretenue infatigablement à l'aide d'invraisemblables mensonges au sujet des visées impérialistes des Américains sur nos bases et nos ports, a découragé d'inépuisables bonnes volontés qui ne demandaient qu'à s'employer. La France est mal avec ses voisins, avec l'Espagne, en demandant la rupture des relations diplomatiques avec Franco; avec l'Italie, en demandant des rectifications de frontière, avec la Belgique, à cause d'Aix-la-Chapelle et de Cologne; avec la Suisse même où se sont réfugiés les persécutés du gaullisme. L'influence française est complètement éclipsée en Europe Centrale, Les Tchèques nous en veulent de Munich; maints Polonais nous reprochent d'avoir, été les premiers à reconnaître le Gouvernement de Lublin.

 

Pire que cela. En désespoir de la France et devant les menaces de l'inpérialisme russe, les Puissances anglo-saxonnes songent à restaurer l'Allemagne cis elbienne. Le rapport du sénateur Kilgore au Congrès américain a révélé que 86 % de ses usines étaient intactes. L'histoire de 1918-1919 est sur le point de se reproduire. La population allemande, bien moins éprouvée que la nôtre, se remet activement au travail, alors que nous cherchons seulement « à nous débrouiller ». Les Allemands des Etats-Unis demandent à retourner dans leur patrie pour concourir à son relèvement. Les jeunes Français assaillent les consulats du Canada, des Etats-Unis, de l'Amérique du Sud, afin d'obtenir « des visas d'émigration ». La France saignée à blanc, ayant refusé par fausse « dignité nationale » tous les concours qu'on lui offrait, en proie au froid, à la disette, et à un véritable

 

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chaos intellectuel qui lui fait instaurer l'état bureaucratique et totalitaire au nom de la liberté, revenir au mercantilisme de l'ancien régime au nom des idées progressistes, contrôler les prix de façon à installer le marché noir en permanence au nom de la démocratie économique; la France, privée d'alliés et consternant le monde, la France doutant d'elle-même et désespérant de son avenir, est menacée, au surplus, d'une terrible hémorragie extérieure.

 

Telle est l'œuvre du général de Gaulle. Pour avoir voulu jouer à l'apprenti-dictateur il a renouvelé l'histoire de l'apprenti-sorcier. Ayant tout en main, il a tout compromis, tout perdu. Il a déserté la grandeur de son destin pour la petitesse de son ambition. L'escroquerie faite à la France s'est achevée en banqueroute, après une gestion d'Ubu-Roi,

 

La moralité de cette histoire, est celle que Benjamin Constant et Guglielmo Ferrero avaient dégagée de l'histoire politique de l'Europe: le viol de la légalité constitutionnelle se paye toujours de flots de larmes. La France ne peut sortir de l'anarchie où elle se trouve, par excès de souffrances et de déceptions, qu'en revenant à la légitimité du pouvoir, au respect des lois civiles et économiques, à la justice indépendante et égale pour tous, à la liberté de la presse, à l'entreprise libre et à l'initiative privée, au culte de l'effort individuel et au respect de la personnalité humaine: « L'ancien régime, écrivait Tocqueville, professait cette opinion que la sagesse seule est dans l'Etat, que les sujets sont des êtres infirmes et faibles qu'il faut toujours tenir en main; qu'il est bon de gêner, de comprimer, de réglementer l'industrie, d'assurer la bonté des produits, d'empêcher la concurrence. L'ancien régime pensait sur ce point exactement comme les socialistes d'aujourd'hui. » La France ne retrouvera sa vigueur qu'en cessant de renier les conquêtes de la Revolution sous prétexte de les parfaire. Elle ne reviendra à la santé qu'en écoutant le conseil d'un Robespierre, instruit par l'expérience, horrifié par les conséquences des lois du maximum :« Fuyez cette manie ancienne de vouloir tout gouverner, laissez aux individus, aux familles le droit de faire librement ce qui ne nuit pas à autrui; laissez aux communes le droit de régler elles-mêmes leurs propres affaires; en un mot, rendez

 

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à la liberté des individus tout ce qui leur a été illégitimement ôté, ce qui n'appartient pas nécessairement à l'autorité publique. »

La formation d'une opinion éclairée, mettant fin aux épurations, n'avouant plus que la qualité de Français au-dessus des étiquettes et des partis, proclamant une amnistie générale en reconnaissant que les erreurs et les défaillances comme la clairvoyance et le courage furent un lot commun, rétablissant le respect de la loi eu place de l'arbitraire des hommes, ayant pour maxime « ni dictature de droite, ni dictature de gauche; ni dictature d'un homme, ni dictature d'un parti unique; ni dictature politique, ni dictature économique », peut seule redonner à la France, meurtrie, accablée et déçue, sa place dans le concert des nations, en lui faisant abandonner la route fallacieuse de la servitude pour le chemin vivifiant de la liberté.

 

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22/09/2015
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