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La perspective fraternelle d’Abdennour Bidar

La perspective fraternelle d’Abdennour Bidar

 

Nous publions aujourd’hui un commentaire de notre ami le Dr.Bernard Lefèvre à propos de l’interview d’Abdennour Bidar, musulman adepte du soufisme, réalisée à l’occasion de la parution de son livre «Plaidoyer pour la Fraternité» chez Albin Michel
Les Amis du 13 mai 1958 d’Alger
Le Webmaster

 

Commentaire de Bernard Lefèvre

Cela fait pas mal de temps que j’analyse le trajet spirituel d’Abdennour Bidar, Français de confession musulmane né en 1971, à Clermont Ferrand, normalien et philosophe dont le trajet spirituel s’inscrit dans une ambiance familiale soufie. Ce trajet réveille en moi des souvenirs de mes années d’adolescence à Oran et d’étudiant à Alger, remplies d’aspirations spirituelles insatisfaites dans une famille-judéo-chrétienne non pratiquante mais surtout dans une ambiance politique mondiale à l’époque peu propice aux méditations et au mysticisme. Je me sens très proche de lui à cause surtout d’une commune recherche d’harmonie fraternelle universelle loin de tout tapage médiatique politique et religieux et de toute approche strictement culturelle et cultuelle des religions.

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Né à Oran, j’avais eu l’occasion de connaître, mais hélas de trop loin, la zaouïa de Mostaganem dirigée par le cheikh Bentounes. Trop jeune alors, je n’avais pas eu l’occasion de pouvoir approfondir une possible relation; un peu plus tard à Alger, étant étudiant, j’aurais pu, certes, grâce à l’un de mes maîtres en médecine, le Professeur Pierre Goinard, très introduit dans le milieu soufi de Mostaganem, saisir l’occasion d’aller enfin plus avant dans ma recherche spirituelle, s’il n’y avait eu soudain ce tourbillon irrésistible de malheurs à partir des années 1940 qui nous a volé une jeunesse normale et nous a emporté les jeunes d’Algérie de ma génération vers des horizons belliqueux... la mobilisation et la guerre avec ses multiples péripéties, la libération, les études stoppées à reprendre et terminer, une installation professionnelle à faire, une famille à fonder, puis tout de suite une participation active, nécessaire et vitale, au sauvetage de notre Algérie à la dérive, une résistance politique à l’abandon mais seulement par les idées et les écrits, l’exil en Espagne, une réinstallation en France à marches forcées en 1970 pour rattraper dix années perdues dans ma carrière médicale. Ce n’est que la retraite venue que j’ai pu reprendre vraiment mes recherches sur l’établissement possible d’un pont spirituel à établir au plus hautpar-delà les diverses cultures et organisations religieuses... Personnellement, ce pont, j’essaye de le dessiner par la raison et la science au service du christianisme primitif dans un ouvrage actuellement sous presse, qui s’intitule «Le carnet de route du Bon Samaritain». Abdennour Bidar, lui, le fait par la philosophie et le soufisme dans une œuvre qui vient de paraître et s’intitule «Plaidoyer pour la fraternité». 

 

Remercions Abdennour pour ce nouvel ouvrage qui montre le chemin d’une convergence spirituelle possible entre islam et chrétienté par le hautla fraternité, l’amitié et l’amour du prochain qui unifientplutôt que par le basla culture, les dogmes et les rites qui divisent
Je rappelle que le soufisme rassemble des communautés mystiques musulmanes de prière (zaouïas) de type quasiment monastique dont l’esprit est si proche de celui du christianisme que, par exemple, la communauté monastique chrétienne de Tibhérine entretenait des liens étroits avec la zaouïa de Mostaganem....

Voici cet interview dont j'approuve sans restrictions toutes les perspectives qui sont évoquées.

Ces propos ont été recueillis par Alex Devecchio dans Figaro Vox du 8 avril 2015

 

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FigaroVox - Votre livre, écrit dans la foulée des attentats qui ont frappé la France, s'intitule Plaidoyer pour la fraternité. Pourquoi avoir réagi aussi vite et que signifie le titre?
Abdennour Bidar - Ces attentats, nous ont tous sidérés, bouleversés, meurtris. Un besoin de direction est immédiatement apparu: «Que faire?»; «Autour de quelles valeurs se rassembler?». Certains ont dit, «je suis Charlie», tandis que d'autres ont dit «je ne suis pas Charlie».

 

J'ai compris que nous étions confrontés à une concurrence des sacrés: d'un côté la sacralisation de la liberté d'expression et de l'autre la sacralisation de la figure du prophète.
Cette concurrence crée un gouffre dans la société. Pour le combler, il faut proposer un sacré partageable, un sacré qui soit une arche, un sacré qui n'empêche pas les uns de croire en tel dieu et les autres en aucun dieu. 
Je ne vois que la fraternité qui remplisse ces critères. C'est en effet une valeur transversale, universelle, que l'on trouve dans tous les héritages d'Orient et d'Occident, aussi bien dans les sagesses religieuses que dans les morales profanes et les idéaux des Lumières.

 

Dans l'islam, il y a des idéaux de partage et de fraternité qu'il faut exhumeret dont l'importance doit être réaffirmée. La fraternité a donc l'avantage d'être évocatrice aussi bien pour les musulmans que pour les chrétiens. C'est aussi le troisième grand pilier de la devise républicaine, dont nous n'avons jamais eu l'audace de nous servir. D'une part, parce qu'elle nous paraît trop chrétienne pour être moderne. D'autre part, parce qu'elle indique une exigence éthique qui nous paraît inaccessible. En effet, comment fraterniser concrètement au-delà du cercle de notre famille et de nos amis?

 

On ne naît pas fraternel, mais on le devient. Grandir en humanité, c'est faire grandir en nous ce qu'il y a de plus humain dans l'Homme.
Si nous ne nous saisissons pas de cette notion, si nous continuons de la laisser dans le placard comme un idéal de fronton, quelque chose de beau mais d'inutilisable, nous passerons à côté d'une occasion historique de la faire vivre concrètement. Nous ne pouvons plus nous permettre ce luxe de laisser cet idéal en attente.

Q
Les premiers mots qui ont été prononcés après les attentats sont: «pas d'amalgames». Avons-nous réellement oublié la fraternité ou souffrons-nous au contraire d'un excès de fraternité qui nous conduit à ne pas vouloir voir nos ennemis?
R- La fraternité passe d'abord par l'instauration de règles et de limites communes. Cela suppose que l'islam et les musulmans fassent des efforts. Je ne souscris pas à l'idéalisme généreux, mais ruineux, qui voudrait que l'islam soit spontanément compatible avec la démocratie, la liberté d'expression, la laïcité…. Peut-être, mais en réalité en la matière tout reste à faire. L'islam doit être passé au crible d'un certain nombre de valeurs, de questionnements et de nécessités contemporains et se réformer radicalementAussi longtemps que ce travail d'autocritique n'aura pas été fait, la fraternité restera lettre morte.Mais aux cyniques qui affirment que la fraternité est quelque chose d'un peu candide, je rappelle simplement que cela exige de l'individu un effort absolument considérable sur le plan éthique, très loin des simples bons sentiments.

Q- 
Sans vouloir être cynique, la fraternité n'a pas été d'un grand secours pour les journalistes de Charlie Hebdo ou pour les coptes d'Egypte?
R - Il faut distinguer le cas de ceux qui ont basculé dans le radicalisme ou l'extrémisme. En effet, en face d'un massacreur ou d'un égorgeur, le mot «fraternité» ne sera pas très utile. Il ne suffira même pas à retarder la balle de l'assassin. Dans ce cas, il s'agit de se défendre et non de dialoguer. La fraternité ne peut rien face à des situations extrêmes, qui sont en réalité des situations de guerre.

Toutefois ces tragédies sont révélatrices d'une crise morale de la culture religieuse musulmane qui, dans trop de milieux et de sociétés, s'est rigidifiée, fossilisée, et a produit un monstre dégénéré absolument antithétique de ce que je considère comme le génie de l'islam. Un génie évidemment comparable à celui du christianisme ou du judaïsme. Les djihadistes et les terroristes sont l'arbre qui cache une forêt en mauvais état. Derrière ces dérives individuelles, je suis préoccupé par l'état de la culture humaniste de l'islam et par l'éducation qui est donnée dans beaucoup de familles musulmanes.

 

Une question qui se pose par exemple est: «Qu'est-ce qui est dit aujourd'hui dans les familles musulmanes à propos des juifs?». Il est vrai que la question ne concerne pas exclusivement les musulmans: «Qu'est-ce qui est dit par les familles juives à propos des musulmans?»; «Qu'est-ce qui est dit chez les blancs sur les noirs ou les arabes?» , et inversement. Dans combien de familles éduque-t-on à l'éthique d'une fraternité des hommes, une fraternité universelle au-delà des fraternités communautaires? Les uns et les autres nous devons réapprendre une culture de la fraternité. Dans la vie sociale courante, il y a des progrès à faire en la matière, en particulier en ce qui concerne l'islam. La religion musulmane ne peut se réduire aux questions de voile ou d'interdits alimentaires, ni passer par leur revendication publique intransigeante, sans tenir compte de l'autre ni du contexte. Il s'agit d'une sous-culture de l'islam absolument affligeante. Au lieu d'enseigner qu'être un bon musulman, c'est porter tel type ou tel type de vêtement, nous devrions mettre l'accent sur la culture des vertus de l'islam, sur la culture éthique de cette religion.

 

Q - Vous proposez la création d'un ministère de la fraternité. Celle-ci peut-elle vraiment être décrétée par l'État?
R - La tâche est tellement immense pour tenter de combler les fractures sociales et culturelles, qui sont énormes dans notre société, que nous avons besoin aussi bien de la société civile que des institutions. En France, l'histoire a montré qu'une forte impulsion politique était souvent indispensable. Le ministère de la fraternité coordonnerait l'action publique, l'ensemble de multiples politiques publiques. Il pourrait notamment travailler à remettre de la mixité sociale là où il n'y a plus que des «petits blancs» prolétarisés ou là où il n'y a plus que des gens d'origine immigrée. Comment cultiver le sens de l'Autre dans une société multiculturelle si les gens ne côtoient que des individus qui leur ressemblent? Le rôle de l'école est également fondamental.Le ministère de l'Éducation nationale travaille à la mise en place pour la rentrée d'un programme d'enseignement moral et civique qui est en train de trouver ses contenus. J'y participe à partir de mes fonctions au ministère -sur la laïcité- en insistant justement sur l'éducation à la fraternité. (ndlr : Rappelons-nous au temps de notre enfance, quand les "hussards de la République d'alors" nous apprenaient à l'Ecole Primaire, à lire dans le Bouillot avec des histoires pleines de fraternité, de respect, d'amour pour les parents, les pauvres et la patrie. J'ai un Bouillot que je feuillette encore de temps en temps avec émotion)

 

Q - A vouloir faire de la morale à l'école, n'en oublie-t-on pas l'essentiel: l'instruction?
R - Eduquer à la morale a toujours été la vocation historique de l'école en France.Lorsque celle-ci se laïcise à la fin du XIXe siècle, cela passe par une proposition révolutionnaire sur le plan culturel: l'idée que si les parents veulent que leurs enfants reçoivent une éducation religieuse, cela doit de se faire en dehors de l'école publique. En revanche, cette dernière va se charger de donner aux élèves une éducation morale profane.Pour l'Église catholique, il s'agit d'une rupture profonde car dans son logiciel, il y a l'idée que la morale prend nécessairement son enracinement dans les évangiles. L'école laïque se fonde dès sa naissance sur l'ambition de transmettre une éthique non confessionnelle. (ndlr : la morale naturelle qui est pratiquement la même que celle des Commandements de Moïse)

 

Malheureusement, celle-ci a été laissée progressivement en déshérence.Certes, il y a un enseignement qu'on appelle l'Éducation civique, juridique et sociale. En réalité, il s'agit souvent simplement d'une éducation à la citoyenneté, d'une éducation au respect. Mais le respect ne fait pas l'alpha et l'oméga de la morale. Il y a dans notre culture humaniste tout un ensemble de vertus qu'il est important d'apprendre aux enfants: générosité, altruisme, sens de l'autre, goût des autres, sens du don et du pardon, expression de la gratitude et de la reconnaissance, compassion, amour comme philia («amitié»), amour comme agapê («charité, miséricorde»), empathie, capacité à souffrir de ce dont l'autre souffre et à se réjouir de ce qui le réjouit…. C'est à cette condition-même qu'on pourra entrer dans une véritable logique de transmission et de coéducation avec les parents. L'école et la famille peuvent être complémentaires. Si l'école éduque de petits musulmans à la fraternité, elle n'entre pas en concurrence avec les croyances et les valeurs familiales et religieuses. Au contraire, elle sera en assonance parfaite avec celles-ci.Dans le livre, je cite des versets du Coran qui conseillent de rendre le mal par le bien. Il y a là une affinité avec le christianisme et la République qui est prodigieuse et réjouissante.
Si l'école fait une morale qui ne parle pas de fraternité alors que les religions parlent essentiellement de celle-ci, le risque est de voir se répandre dans l'opinion l'idée de deux morales concurrentes: celle de l'école et celle des familles.

Q - 
Dans votre livre, vous exprimez votre gratitude envers la France. La culture du ressentiment empêche-t-elle toute fraternisation?
R - La grande mode aujourd'hui est d'être victime! Cela engendre deux logiques qui nous enferment. Celle du bouc-émissaire, du coupable désigné dont l'identité française serait victime: «tous les problèmes de la France sont liés à l'immigration et à l'islam». Et «en face» celle du dénigrement: «la France est méchante et elle ne veut pas des musulmans. Elle les rejette, les discrimine et les stigmatise. Elle se conduit aujourd'hui avec les musulmans comme avec les indigènes de ses colonies.» 

C'est délirant! Je ne me suis jamais senti discriminé. Grâce à mon éducation familiale et à mes professeurs qui m'ont donné le sens de l'effort et du mérite, j'ai pu me hisser de mon humble collège en zone difficile jusqu'à l'agrégation et au doctorat de philosophie. Me suis-je plus battu qu'un autre? Non. Je me suis acharné au travail comme tant d'autres élèves et étudiants de toutes les origines, et j'ai lutté avec les armes que la France m'a données, à commencer par celles de l'École laïque et républicaine.

 

Finissons-en avec le dénigrement de notre pays. Il faut dire aussi que les musulmans de France jouissent ici d'une égalité de droits et de chances réelle. Il y a en France des milliers d'enfants de l'immigration, récente ou ancienne, qui sont diplômés, professeurs, avocats, patrons de PME, artisans, médecins, artistes, qui ont réussi leur vie professionnelle grâce à leur propre choix de l'effort et du travail, au lieu de la pleurnicherie victimaire!

Les musulmans doivent se représenter la France comme une chance pour l'islam.Elle leur permet notamment de pratiquer leur foi librement grâce à la laïcité. Celle-ci n'est pas liberticide. Elle garantit au contraire les mêmes droits à toutes les convictions et toutes les croyances. On ne peut certainement pas dire que le sort des minorités soit aussi enviable dans les pays musulmans.

Q- 
Dans votre livre vous affirmez également que la question de l'intégration ne concerne pas seulement les musulmans. Qu'entendez-vous par-là?
R -
 Nous avons tous besoin d'intégration car nous sommes tous victimes de désintégration. L'intégration ne concerne pas seulement les immigrésQue reste-t-il de commun entre un jeune enraciné dans un terroir et un gamin de Montfermeil? De même les urbains des grandes métropoles vivent-ils dans le même monde que les petits blancs prolétarisés de la diagonale du vide? La France est en situation de poly-fractures sociales et culturelles. Dans ce contexte, nous avons besoin d'un projet, d'un élan, d'un sentiment d'appartenance collective. Nos valeurs -dignité de l'être humain, liberté, égalité, fraternité, solidarité, laïcité, mixité- ont besoin d'être réapprises par notre société tout entière et pas seulement par quelques musulmans radicaux ! Nous ne serions d'ailleurs pas si déstabilisés par l'islam radical ou traditionnaliste si nous étions plus sûrs de ces valeurs, si elles avaient été assez bien enseignées dans nos écoles et par les familles -non musulmanes et musulmanes!

Q
Vous évoquez également la crise de spiritualité de l'Occident

R - C'est mon cœur de réflexion. La crise de l'Occident et de l'islam fonctionnent en miroir dont le point de convergence est la crise de la spiritualité. D'un côté, on a un sacré fossilisé qui n'arrive plus à se régénérer et qui étouffe. C'est la tragédie de l'islam qui fonctionne par stéréotype: le voile, le hallal, l'islam réduit à des codes. Cette pauvreté spirituelle confine à l'indigence. C'est ce qu'Olivier Roy appelle «la sainte ignorance»: une religiosité binaire standard et stéréotypée. En face, l'Occident matérialiste n'a toujours pas réussi à intégrer ses racines religieuses dans la modernité. Quid de la morale évangélique, de l'aspiration à la transcendance. Il y a deux mondes qui développent une hostilité d'autant plus importante qu'ils se renvoient l'image mutuelle d'une déshérence et d'une dégénérescence du rapport au sacré. 

J'insiste sur l'idée qu'il est temps que les deux milieux réfléchissent ensemble à redonner à l'existence humaine une renaissance spirituelle qui se nourrisse de tous les héritages au lieu de les ignorer où de les reproduire mécaniquement.

 

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03/04/2018
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